1
L'idiot du village portait un bonnet avec un pompon. Le gars Hercule osa ce qui était interdit parce que la belle Esmeralda le regardait. Il tira sur le pompon. Hors, dans ce village, on savait que nul ne pouvait toucher sans conséquence au pompon du bonnet de l'idiot du village. On pouvait le moquer, lui jeter des cailloux, lui cracher à la gueule, le battre, lui envoyer de grands coups de pieds dans le cul et l'idiot du village piaillait, barrissait, ahanait, larmoyait, baragouinait, geignait et prenait comiquement la poudre d'escampette. Mais jamais l'idiot du village ne répondait aux humiliations, toujours subissait-il les moqueries et les beignes des gens cruels. Jamais, toujours, il y avait pourtant cette exception : on ne pouvait tirer sur son pompon.
2
Le gars Hercule était le jeune homme le plus vigoureux du village. Il avait prouvé sa force à maintes reprises, en cassant la gueule des autres jeunes hommes vigoureux des autres villages. Il déambulait fièrement au milieu de la rue principale en bombant le torse et en arquant sa colonne vertébrale. Ses deux épaules roulaient en alternance tandis que son menton inamovible indiquait un point situé entre la ligne d'horizon au loin et les nuages du ciel. Hercule ressemblait à un P majuscule alors que l'idiot du village ne ressemblait à rien du tout : un monticule de chairs et d'articulations laissées en jachère, un tas informe, un brouillon d'homme, gluant de poils hirsutes et de compositions maladroites. L'idiot du village allait en marchant de travers, on lui prêtait communément cet air des imbéciles heureux, constamment béat, souriant à la pluie et s'esclaffant dans les processions funèbres. Qui sait si derrière cette jovialité exagérée ne se dissimulaient pas un extrême désarroi ? L'idiot du village était heureux, se résumait-on a penser et le pompon qui sautillait sur son bonnet semblait le confirmer.
3
La rue principale filait droit en s'inclinant vers le haut. Deux rangées de maisons grises aux toits couverts d'ardoises se confondaient dans la couleur du ciel. Au sommet de la côte, à la sortie du village, sur la route qui menait à Bois-Les-Alançons, Jacky Lucky Joe le funky poseur avait garé sa roulotte. L'air sentait l'électricité, l'ultime vibration. A trois maisons, en entrant dans la bourgade, la belle Esmeralda resplendissait à la fenêtre de sa chambrette, distribuant des miettes de pain aux petits oiseaux qui se pressaient tout autour d'elle.
Le gars Hercule et l'idiot du village passaient par là à ce moment-là, le premier redescendant la rue principale et le second la remontant en sens inverse. Ils déambulaient la tête en l'air, l'attention toute entière accaparée par la beauté tripante d'Esmeralda. C'est ainsi qu'ils se percutèrent.
4
Le gars Hercule avait discipliné les amplitudes de sa démarche, paramétrant son pas pour se monter en avantage, du moins l'estimait-il, il paradait, se pavanait, il défilait tellement qu'on l'aurait cru sur un podium. L'idiot du village, lui, se dandinait pathétiquement comme à son habitude, sauf qu'il visait vers la fenêtre de la chambrette, tout comme le gars Hercule. A quelques pas, au sommet de la rue en côte, Jacky Lucky Joe le funky poseur était occupé à raccorder ses câbles, il reliait les enceintes et branchait les spotlights, il avait déplié un praticable sur lequel il installait, les uns après les autres, les éléments du sound-system. La belle Esmeralda souriait aux petits oiseaux et leur racontait une histoire. L'idiot du village, qui n'était guère plus haut qu'un pied de vigne, enfonça le bassin du gars Hercule. Ce dernier, parce qu'il n'avait nullement anticipé le choc, plia vers l'avants, affichant une posture ridicule et contractée. Convoquée au spectacle, la belle Esmeralda en ri à gorge déployée.
5
Un instant le gars Hercule se trouva désemparé, ballant, atone après la collision involontaire. L'idiot du village reculait déjà, apeuré, craignant la foudre puisque dans ces situations les usages du genre humain consistaient, en général, à le rendre coupable. Au nord, dans la direction de Bois-les-Alançon, l'électricité alimentait désormais le système de diffusion sonore monté par le funky poseur. Son bac à disque n'était pas loin, un caisson argenté couvert d'autocollants du monde entier. La belle Esmeralda riait, riait et riait aux éclats, amusée par l'expression totalement déconfite du gars le plus vigoureux du village. Ce rire, les anciens assis sur le vieux banc devant l'église l'affirmeront plus tard, déclencha la fureur, la fureur aveugle, irréductible et pleine du gars Hercule. Et soudainement celui-ci se précipita sur l'idiot du village. Ses deux narines expulsaient les volutes d'une fumée charbonneuse. Des braises rougeoyantes devaient embraser son coeur et ses poumons. L'idiot de village, idiot qu'il était, lent du cerveau, inapte à la lecture des réactions, n'avait point pensé à prendre les jambes à son cou. Vite empoigné par le gars Hercule, d'une seule main il fut soulevé de terre.
6
Le jeune homme le plus vigoureux du village projeta l'idiot à dix pas qui atterrit durement sur le sol goudronné. Son postérieur amorti le choc. Quand il se releva disgracieusement le gars Hercule était à nouveau sur lui, vociférant des grognements et des insultes, envoyant deux crochets qui vinrent cueillir l'idiot à la mâchoire et à la pommette gauche. Un os craqua, une gerbe de sang chaud gicla et l'idiot retourna au tapis. Les petits oiseaux d'Esmeralda s'étaient tous éparpillés vers les points cardinaux de l'univers. La belle restait pétrifié à sa fenêtre, interdite et livide. L'idiot du village ne se remettait pas. Son oeil gonflait tel un gosier de crapaud, un filet de sang grenat coulait au coin de ses lèvres inertes. Il était étendu sur le dos, au sol, passablement assommé. Mais la brièveté du combat n'avait point absorbé la fureur du gars Hercule. Avide de violence et d'humiliation, celui-ci envoya un terrible coup de pied dans les côtes de l'idiot puis il se pencha sur la masse prostrée à terre et, imitant la gestuelle du scalp, lui confisqua son bonnet à pompon.
7
Tous les ans, au début du printemps, une fête foraine s'installait sur la place de l'église, au centre du village. Les forains montaient des stands de tir à la carabine et aux flêchettes, des loteries diverses, des jeux de forces et d'adresse, on y vendait des pommes d'amour, des sucres d'orge et des barbes à papa. Il y avait aussi des manèges plus modernes : les autos tamponneuses, le train fantôme et les avions qui montaient et qui descendaient reliés par des bras mécaniques autour d'un axe circulaire. L'idiot du village n'était pas encore idiot à cette époque là. Au contraire, l'idiot du village était un garçon sacrément vif et balaise et volubile et malin. Il remportait toutes les compétitions de sport et tous les concours de réflexion, il raflait à chaque fois la mise en écrasant les autres garçons de son âge. Son appétit était énorme, comme son assurance et son avidité ressemblait à un puits sans fond qui devait être constamment rassasiée. Il aurait dévoré le monde s'il avait pu et gobé les étoiles.
8
Le manège des avions était tenu par un vieux forain possédant un sens assez précis de l'équité. Au final de chaque tour, il agitait le pompon qu'il avait accroché au bout d'une canne à pêche usée. Les chanceux parvenaient à l'attraper et gagnaient un tour supplémentaire, une ballade en avion gratuite et la fierté du mérite. Le pompon voletait, filou et fuyant au-dessus des engins commandés par les enfants. Il fallait les voir se contorsionner et ouvrir grand les bras. Le vieux forain trichait un peu en manipulant la canne la pêche, favorisant les empotés et augmentant la difficulté pour les plus dégourdis. L'idiot du village, qui n'était pas encore idiot, n'attendait que ce moment savoureux, le moment du pompon. Alors, il jaillissait et se précipitait en hurlant sur la boule de chiffon, il était pris d'une détermination rageuse, il était obsédé par la conquête.
Parce que le vieux forain tirait sur sa perche, le pompon passait de plus en plus loin et l'idiot du village déployait toujours plus d'efforts et d'audace pour l'attraper. Et puis il y eut ce tour, ou, ne fixant que le point du pompon, l'idiot dégringola de son avion.
9
Il s'écrasa sur la tête, sur la figure et se déglingua toute la colonne vertébrale. Il devint idiot après cet accident, sa boite crânienne était fendue du front jusqu'au menton et l'ensemble du squelette avait disjoncté. Mais, malgré la gravité de la chute qui avait occasionné des dégâts corporels considérables, plaies béantes et multiples fractures ouvertes, l'idiot du village s'était relevé sur ses deux jambes, puis, titubant, couvert de sang, avait avancé jusqu'au pompon tombé au sol parce que le vieux forain s'était hâté pour immobiliser le manège. L'idiot avait ramassé le pompon et l'avait brandit vers le soleil comme un trophée. Depuis ce jour, personne ne réussit jamais à l'en séparer. L'idiot du village y avait sacrifié le corps et la raison. Le pompon incarnait son âme et chacun le savait. A l'hopital une infirmière, brave et généreuse, l'avait cousu sur son bonnet.
10
A l'entrée du village, le funky poseur ajusta ses lunettes de soleil. Sur ses machines, les voyants lumineux piquaient les premières ombres du soir. Des feuilles mortes planaient, chassées par le vent. Un souffle imperceptible mais chaud émanait des enceintes disposées en façade, devant le praticable et la roulotte. La nuit tombait anthracite et plate, le fond de l'air devenait froid. La belle Esmerala avait quitté sa fenêtre. La jeune fille se dirigeait d'un pas mécanique vers le grand escalier de la maison. Etendu au sol, l'idiot ne réagissait plus, une auréole de sang se dessinait tout autour de ses cheveux, glissant et se propageant sur le gris de l'asphalte. L'idiot était mal tombé, son crâne avait heurté un gros cailloux coupant et anguleux et il gisait, brisé, agonisant, mort. La belle Esmeralda se confondait d'absence et d'impulsion. Elle décrocha le fusil de chasse au-dessus de la cheminée, un gros calibre qu'on réservait aux sangliers. Penché sur le bac à disques le funky poseur extirpait sa première sélection. Le gars Hercule serrait le bonnet à pompon. La belle Esmeralda réapparut dans l'encadrement de la fenêtre. Elle avait épaulé l'arme quand il se retourna vers elle. Elle appuya sur la détente. La balle atteint Hercule à la tête, perforant le visage.
Du haut de la côte résonnaient les notes mélancoliques d'un morceau soul. La voix douce amère et un peu rauque d'Ela Fitgerald redescendait la rue, figeant le temps et absorbant les particules de réalité-drame. Le funky poseur avait allumé une bougie pour éclairer le praticable, la belle Esmeralda posa la carabine et regarda dans cette direction là.