Captifs Le sommeil persiste à me fuir, malgré ces journées de marche harassante, à moins qu'il ne s'agissent que de rêves éveillés venus tromper mon esprit. Il me suffit d'ouvrir les yeux pour apercevoir les étoiles suspendues dans le ciel glacé et immobile. Cette obscurité m'apaise, mais ne me contentera pas longtemps. Il me suffira de clore mes paupières pour le revoir, ce regard de feu qui ne m'a plus quitté depuis des jours. Des yeux embrasés qui se suffisent à eux-mêmes pour narrer leur origine inhumaine, et ouvrir la porte sur d'autres mondes, malgré la prison de chair qui les retient. Quand les lourds battants du temple se sont effacés devant les vainqueurs, je me suis précipité comme les autres, à la recherche des trésors dissimulés par des générations de dévots et habité du plaisir piquant de profaner ces pierres enfouies sous des siècle de poussière et d'immobilisme. Les antiques statues de divinités inconnues ne m'inspiraient que mépris, pitoyables mirages pour ceux qui pensaient pouvoir mettre leur destin entre leurs mains. Et dans les profondeurs de cet édifice destiné au pillage je trouvais les derniers réfugiés, les plus précieux, jeunes dames et prêtres cloîtrés dans ces chambres aux longues tentures tissées dans des temps plus cléments.
Elle s'agite non loin de moi, me sachant éveillé. Je peux déjà sentir son regard se posant sur moi, celui-là même que j'ai découvert dans la couche dressée au pied de l'ancien autel devenu inutile. Les apôtres de cette religion mourante me lançaient des regards emplis de haine, mais n'osaient pas esquisser un geste, découragés par mon rictus carnassier et mon sabre couvert de sang frais. A leur attitude j'avais compris que j'avais découvert quelque chose d'important. Ou plutôt quelqu'un. Lovée dans des draps pourpres se trouvait une jeune fille d'allure fragile et éteinte. Je pensais pouvoir faire main basse sur une princesse ou noble dame. Mais quand elle me dévisagea, je basculai dans un autre monde. Ce corps beau mais frêle n'était qu'une carapace, le masque d'un être d'un statut bien supérieur, dont le regard bouillonnant me scrutait dans mon insignifiance. Mais j'incarnais le vainqueur, venu détruire ce qu'il restait de grand à ce peuple décadent, et je ne reculai pas, malgré ces deux brasiers allumés dans un visage couleur de cendre. Elle était prisonnière de ces murs, enchaînée par un corps faible et indigne. Ce regard ressemblait à celui d'un fauve en cage, tué à petit feu par la privation de liberté.
Ce soir là j'ai cru avoir l'occasion de devenir libérateur, et me voilà gardien. Elle m'ordonna de mettre fin à cette existence, de faire ce que ces apôtres se refusaient à faire. « Vous êtes d'une autre nature » me confia-t-elle pour me décider. Je laissai mon instinct quasi mécanique de combattant prendre le pas sur les doutes qui avaient pu me troubler l'esprit. Décrochant le regard de ces prunelles ardentes, j'enfonçai d'un coup vif ma lame dans la poitrine de la créature. Un gargouillis bref lui monta à la gorge et je sentis ma prise devenir hésitante, par la faute d'une sueur abondante qui envahissait mes paumes. Elle resta en suspens sur la pièce d'acier d'interminables instants, jusqu'à ce que je la retire sèchement. Nul sang ne se mit à jaillir, mais bien un flot de flammes mordorées qui s'étirèrent le long de mon sabre, et revinrent presque aussitôt regagner les entrailles auxquelles je les avais arrachées. Le visage crispé de douleur de l'immortelle me confirma ma crainte : il ne serait pas facile d'échapper à cette prison à l'apparence humaine. Ma décision était prise, j'essuyais ses larmes et mes peurs d'un même mouvement. Nous avons quitté ensemble le complexe où les guerriers s'adonnaient à l'ivresse du pillage, pour rejoindre le désert et ses promesses d'oubli.
Je crois que pour faciliter cette fuite, j'ai repoussé trop de questions dérangeantes durant ces derniers jours. Elles profitent de la nuit pour revenir me hanter, maintenant, mais n'est-ce pas là le cours normal des choses que de souhaiter des réponses ? Après tout je les lui dois aussi, à cette déesse déchue. Comme prévu, ils sont là, tapis dans l'obscurité d'une couverture, comme échappés d'une mer de cheveux cendrés, ces puits embrasés qui me dévisagent, goûtant cette liberté retrouvée et parsemés de l'inquiétude qui l'accompagne.
« Tu penses à moi ? » Je retiens un rire. Sa voix claire n'a rien d'inhumain, elle. De ma main libre, je saisis une des longues mèches argentées qui encadrent ces yeux de fauve.
« Ne peux-tu pas lire dans mes pensées, Seelys ? Tu dois connaître la réponse. »
« Je pouvais, autrefois. Maintenant je ne vois plus rien, pas plus que vous autres. Mais tu as raison, je connais la réponse » ajoute-elle malicieusement.
« Tu devrais dormir, la journée de demain sera encore très longue. » Elle soupire.
« Le fais-tu, toi ? Je me sens épuisée depuis que j'ai ce corps, j'ai mal, j'ai l'impression d'étouffer. »
« Comme un enfant venant de naître... »
« Dormir. Encore quelque chose d'inconnu. Je pouvais me reposer autrefois. Mais je n'avais pas besoin de sommeil. Plonger dans cet état, sans lumière, sans bruit, sans rien. »
« Un mal nécessaire. »
« Ce n'est pas désagréable. » Ses yeux se plissent et je devine un sourire.
Celle qui discute avec moi sous notre abri de fortune n'a déjà plus grand rapport avec la pauvre créature que je trouvai sous son temple. Pour avoir traversé la mort et réalisé qu'elle était inutile ? Ou sent-elle son pouvoir lui revenir au fil des heures ? J'ai probablement mis fin à une carrière qui semblait fructueuse, en quittant mon habit de combattant pour celui d'improbable guide. Mon avenir est peut-être bien plus compromis que le sien, comme si les nuages qui s'amoncelaient dans son ciel l'avaient quittée pour obscurcir mes propres perspectives.
« Qu'est-ce qui t'anime, Scorpio ? » Elle revient à la charge.
« Pourquoi persistes-tu à me nommer ainsi ? Est-ce ainsi que tes disciples m'appelaient ? »
« Tu sembles bien connaître le désert. Et j'ai entendu des choses... »
« Je vois. Ce qui m'anime ? J'aime l'or, mais pas seulement. J'aime la façon dont je me le procure. »
« Les hommes se battent et vivent pour lui. Je ne comprends pas. »
« Certains aiment le métal, Seelys. Mais la plupart poursuivent l'idée et les passions qui en émanent, ils se battent pour pouvoir vivre une vie meilleure que celle qu'ils connaîtraient sans l'or. Et pour des vies si courtes et agitées, c'est quelque chose de bien important. »
« Est-ce à cause de la mort ? » A cet instant son regard est braqué plus intensément sur moi. Malgré moi, j'observe sa poitrine, l'endroit où mon sabre a brièvement empalé ce corps à l'illusion de fragilité.
« Les gens vivent malgré la peur de la mort. Certains préfèrent ne pas y songer, d'autres l'acceptent. Mais oui, ils veulent vivre d'autant plus intensément qu'ils savent que leur temps est compté. Et pour cela ils sont prêts à risquer leur vie, n'est-ce pas ironique ? »
« J'ai l'impression que ça t'amuse. Tu n'as plus peur de rien, Scorpio ? Pourtant tu aimes l'or, toi aussi. L'or et le fer. »
Le feu qui emplit ses veines exhale une chaleur vibrante, je peux la ressentir même si elle ne me touche pas. Si je ne savais à quoi m'en tenir, je jurerais avoir à mes côtés une jeune fille fiévreuse. Alors que c'est un trop plein de vie, de puissance qui ronge son frein, qui alimente ce brasier.
« Poursuivre l'or permet de vivre sans songer à l'avenir. Il va être temps pour moi de réfléchir à ce que je souhaite devenir, Seelys. Je n'ai jamais poursuivi ma route en prévoyant d'itinéraire. Ceux qui le font ne seront jamais de bons guerriers. Je ne le serai bientôt plus. »
« Mes yeux ont la couleur de ton or. »
« Oui, ils ont l'éclat de l'or. Un or brûlant. » Elle attendait visiblement ces mots.
« Sais-tu pourquoi je suis dans cet état ? »
« As-tu envie de le dire, Seelys ? »
« Et si cela changeait la façon dont tu me vois ? De connaître ce que je suis ? Ce que j'ai pu faire ? »
« La connais-tu, au fond ? Mais si tu en as peur, tu peux garder le silence, je ne demande pas à savoir la raison de ta chute parmi nous. »
Lui proposer de garder le secret ne mettra évidemment pas fin à mes questions. Mais savoir me fera faire face à l'innocence d'une victime ou à la peine d'une coupable. Ce qu'elle est à présent ne signifierait plus rien, le passé emporterait tout. Mon instinct me souffle que telle punition doit avoir un fond de justice, mais qu'est-ce que l'instinct sinon le miroir des désirs enfouis ?
« Sais-tu comment je considère les humains ? Ou devrais-je dire, considérais ? »
« Sans doute comme nous voyons les animaux. Mais les animaux ne s'en offusquent pas, Seelys. Ils ne demandent qu'à être bien traités. »
« Les animaux vous connaissent. Alors que vous vous placez au sommet. »
« Ho non. Nombreux sont ceux qui espèrent davantage, et ne demandent qu'à sentir la présence de plus haut à leur côtés. Ces prêtres qui te tenaient enfermée dans leur temple, sont comme des chiens attendant une caresse. »
« Ils ne m'auraient jamais libérée. Et n'acceptent pas ton départ avec moi, alors que moi je l'ai donné, cet accord. Que vaut donc ma parole ? Rien ? »
« Une parole ne vaut guère face à la foi. Ils pensent que je vais te souiller. »
« Me souiller ? Comment pourrais-tu, si je suis un être supérieur ? »
« Car tu as forme humaine. Une forme que l'on peut séquestrer, blesser à défaut de détruire. »
« Ils craignent autre chose. »
« Tu commences à bien connaître le monde des hommes. »
« Seulement celui que j'ai dû fréquenter. »
J'entraperçois une lueur rosée vers l'horizon. Nos nuits sont bien courtes, mais la fatigue n'y fait rien, comme résignée devant cette attraction étrange qui nous tient éveillés. J'observe furtivement ses mains, des mains qui se contentent de vivre et ne la font pas vivre. Restera-t-elle ainsi ou est-ce que la bête enfouie reprendra peu à peu ses droits ? Le danger immédiat s'estompe après ces quelques jours de course à travers les roches et le sable. D'autres vont se manifester, plus insidieux, moins évidents à annoncer. Je dois songer au futur, au mien et même au sien au-delà de mon chemin propre.
« Seelys, nous arriverons bientôt dans une autre ville, aux confins de ce désert. Nous retrouverons de l'ombre, des arbres, de l'eau. Et la présence des hommes. »
« Tu ne sembles pas réjoui. Ne voulais-tu pas m'y mener ? »
« Si bien sûr, nous ne pouvons pas vivre longtemps dans cet endroit. Mais je voulais te prévenir. Je ne veux pas qu'il te survienne du mal. Tu as déjà vu de quoi sont capables les hommes. »
« Ce ne seront pas ces prêtres. J'ai l'air humaine, n'est-ce pas ? » me demande-t-elle avec un sourire enjôleur. J'ai envie de mentir, de lui dire qu'elle est une jolie femme, mais ce serait criminel.
« Tu devras cacher tes yeux. Éviter toute blessure en public. Ce ne sera pas toujours facile. Mais le plus dur sera de ne pas trahir ton ignorance. Ce serait offrir une trop belle tentation pour des personnes mal intentionnées. »
Seelys ne répond pas, et me dévisage de plus belle. Je crois voir une sourde colère dans les ondulations de ses iris flamboyants, tandis que la fine pupille se resserre. Elle se sent faible et je ravive de plus belle cette blessure. Je saisis sa main, brûlante.
« De quoi devrais-je avoir peur ? Tu m'as tué, déjà. » Sa voix me défie, et je me sens soulagé.
« Ce n'est pas le seul problème. » J'exerce une pression dans sa paume. « Tu prends tout à la légère... je ne t'ai pas tuée et tu n'es pas morte. »
« C'est pourquoi je ne risque rien. Si tu es bien le guerrier que tu prétends être alors tu as fait ce qu'il fallait pour me donner la mort. » A présent, c'est elle qui retient ma main dans la sienne. Ce qui nous sépare, cette différence définitive, adamantine, se rappelle à moi. L'immortalité.
« L'immortalité ne protège pas des souffrances. Et tu seras très seule, c'est de ça dont j'ai peur.»
« Sans toi... Vas-tu me laisser dans cette ville dont tu me parles, parce que tu penses... à ta propre mort ? » Sa prise est plus forte que je ne l'aurais imaginé. Je renonce à retirer mes doigts emprisonnés. « N'est-ce pas que tu y songes ? Scorpio, réponds-moi ! »
Je soupire. Il n'aura pas fallu bien longtemps, en vérité pour que cette vérité surgisse. Sans doute est-ce mieux aisi.
« Je songe à la vie que tu vas mener. Hé oui, je songe à ce qui ce passera quand mon temps sera venu. Tu ne peux pas mesurer la fragilité de ce qui t'entoure, Seelys. » Elle applique ma paume contre sa poitrine. La chair est brûlante, douce, intacte. L'alliance entre une enveloppe mortelle et sa matrice ignée. Je tremble à ce contact.
« Il ne reste plus rien. Mais j'ai eu mal, plus mal que ce que je pouvais imaginer après ces premiers jours dans ce corps. Je peux comprendre, je peux essayer de le faire. Ne me laisse pas, Scorpio. »
« Je ne te laisserai pas. » Je souris malgré moi.
« Est-ce que tu m'aimes ? » La question fuse telle une escarbille dans la nuit.
« L'amour... » commence-je avec difficulté «...est un sentiment qui n'existe qu'entre êtres de même statut. » Le vent rabat un peu de sable dans notre abri. C'est lui qui me fait pleurer.